De toutes les villes d'Ukraine, Odessa compte parmi les plus tristement
fameuses. A en croire les histoires que l'on raconte dans tout le reste du
pays, c'est un nid infesté par la mafia et dans lequel il est dangereux de se
rendre seul, d'où les chances sont grandes de ne jamais repartir. On m'avait
bien dit à l'ambassade que "la capitale c'est sûr, pas comme la campagne" et
force était de constater que ça avait plutôt été le contraire. Qu'en était-il
vraiment ici?
Un peu soucieux de retourner jusqu'en Suisse par la route et très motivé par
le rêve de passer quelques temps sur un navire marchand, il me fallait dans un
premier temps trouver le port. Sans carte de la ville, c'est tout
naturellement que je suis parti dans la direction opposée, à pied et le long
de la mer. Après avoir traversé un genre de parc où quelques habitants
faisaient leur jogging, ma première surprise fut de tomber sur un décor
fantastique, un peu temple maya et un peu western, qui n'était rien de plus
que le bord de mer touristique, presque désert et sans entretien à cette
période de l'année, mais qui témoignait d'une grande activité en été. Les
feuilles mortes de l'automne, recouvrant presque tout, donnait à l'ensemble un
air étrange en rendant impossible de donner un âge aux installations.
Continuant ma route pour arriver dans la banlieue, il est vite devenu évident
que la direction n'était pas la bonne. Malgré tout, cette banlieue n'avait
rien à voir avec celles de Kyiv et c'est plutôt de petits immeubles ou de
villas qu'elle était faite. Comme dans le reste du pays, les boulevards
étaient très larges et presque vides, et malgré d'importants travaux aucun
problème de traffic n'était à déplorer.
Arrivé à un point où il n'y avait plus aucun espoir de trouver le port, je
rencontre deux dames d'un certain âge afin de leur demander le chemin. Il ne
leur faut bien sûr pas long pour s'apercevoir que le russe n'est pas ma langue
natale et, comble de bonheur, l'une d'elles parle français. Russe expatriée en
France dans les années 50, elle retourne à Moscou juste assez tard pour
échapper au Gulag, destin morbide habituellement réservé à ceux ayant eu le
loisir de découvrir l'ouest sous le régime de Lenin. Elle est venue à Odessa
pour retrouver la trace de ses ancêtres qui vivaient sur la côte ; dans le
tram elle me parle de l'immobilisme de l'Ukraine, de la nostalgie de toute une
population pour une époque autrefois "glorieuse", où l'on ne s'alimentait que
diffilement, où trouver la moindre vis demandait un réseau de relations dans
des usines d'armement et où aucune carte n'était juste. Sa soeur, qui avait
autrefois travaillé dans un bureau de topographie, avait pour mission de
fausser les données "afin que les espions se perdent". Encore maintenant,
presque personne n'est capable de lire une carte et demander son chemin à un
groupe de passants en leur brandissant un tel objet ne fait que les plonger
dans une confusion la plus totale ; vous les verrez tourner la feuille dans
tous les sens et se concerter sur leurs avis contraires, sans aucune chance
d'obtenir une information valable.
Arrivés au port, elles m'offrent une carte usagée d'Odessa, trésor dans ma
situation, avant de me quitter et me souhaiter bonne chance. J'en ai appris
beaucoup, mais je ne sais toujours pas comment trouver un navire qui pourra
m'emmener à Marseille.
Ce qui suivra est fait de déambulations à travers la ville, principalement aux
alentours du port, afin de trouver quelqu'un pour renseigner le
"studenskii-journalist" que je suis redevenu pour l'occasion. Assez
rapidement, j'apprends que la seule société (française d'ailleurs) qui affrète
pour la destination voulue est
CMA CGM. A leurs bureaux, dans une tour
de verre moderne située non loin du port, je suis reçu par le directeur et
apprends de lui que la navire que je recherche s'appelle
Greece. Argh!
j'avais justement rencontré et manqué un rendez-vous avec un électricien
polonais qui travaillait sur un navire de ce nom - où qui se rendait en Grèce,
je n'en suis pas trop sûr. J'ai ainsi peut-être raté la seule vraie chance
d'embarquer sur le bateau, mais aussi gagné une invitation chez des habitants
d'Odessa, des vrais, comme ceux qu'on croise sans se douter de ce qu'ils
vivent.
En effet, après quelques jours passés "illégalement" au
Sanatorii
Ukraïna, la gardienne me fait comprendre que je ne peux pas rester, et
encore moins laisser la moto devant la porte car le proprio qui passe toutes
les semaines ne serait pas content. Devant mon haussement d'épaules en réponse
à jusqu'à quand je compte rester et où poser la moto, elle revient avec un mot
sur lequel il est imprimé
I have Sasha to leave your motor cycle, here
not far across the road, teritoriya guarded.
L'essentiel du message est
compris et je la suis dans la nuit à la rencontre d'un n-ième Sacha.
A ce moment bien sûr, je suis loin de me douter de ce qui va m'arriver. Et
c'est tant mieux car j'aime bien les surprises. Surtout si elles sont
bonnes.
Sacha est un jeune de 22 ans qui habite avec Ina, sa copine de 19, juste en
face du sanatorium dans une petite maison sur le terrain du "Gydrometer",
centre d'étude de la mer noire et sa météo. Sacha parle un peu anglais, juste
assez pour pouvoir communiquer un peu. En plus de mon problème de moto, je
cherche à imprimer un CV pour essayer de me faire embaucher comme matelot et
Sacha me propose de m'aider. Et comme un service n'est pas gratuit, j'accepte
l'invitation à la fête improvisée qui s'organise avec Artiom (le voisin qui
bosse au gydrometer mais qui ne parle pas plus anglais que moi le russe) et
Denis, qui s'avèrera être le fils de la gardienne du sanatorium.
Improvisée mais très réussie, cette fête vit défiler quelques bières, une
bouteille de vodka, un reste de cognac et la fin d'une bouteille qui devait
être du porto, quelques autres potes qui sont repartis comme ils étaient venus
et a laissé dans mon esprit un souvenir pas tout-à-fait aussi flou que la
photo d'Artiom et moi mais presque et dans tous les cas excellent. Vers 2h du
mat, avec plus rien à boire et un peu "fatigués", on décide de se coucher
(Artiom et le petit Denis devaient se lever à 7h - ouille).
Ah, Denis. Un large sourire illumine mon visage quand je pense à ce nom, car
sans l'un ou l'autre des Denis mon voyage n'aurait pas été pareil. Celui-ci
avait à peine 15 ans, buvait et fumait comme s'il en avait trente, une
tchatche incroyable, parlait bien mieux anglais que tous les autres réunis et
ne se prenait pas le moins du monde au sérieux tout en étant un élève appliqué
et un excellent prof de russe.
Et voilà. Depuis cette soirée j'ai des potes à Odessa. Peu de temps après
(environ 2 minutes, le temps de sortir de chez Artiom pour entrer chez Sacha)
j'étais invité pour vivre là-bas, dans un grand parc calme en pleine ville, à
quelques dizaines de mètres de la mer. Et internet. Et un chaton adorable,
affecteux comme aucun autre, offert par les voisins. Qui prenait un malin
plaisir à dormir dans mes cheveux, se serait caché sous ma tête s'il l'aurait
pu, me mordait les oreilles pour jouer au milieu de la nuit. Si ma présence a
servi à quelque chose chez Ina et Sacha, c'est de leur avoir donné des
vacances avec le minou :-)
Ce qui est marrant, c'est que même si Ina ne parlait pas un seul mot d'anglais
c'est avec elle que j'ai eu le plus d'affinité et de contact. Charmante,
mélancolique mais forte, de fort caractère mais adorable, elle avait été
mariée et puis divorcée, maintenant amoureuse d'un Sacha qui passait sont
temps devant son ordi et semblait n'avoir que peu à faire de sa copine. En
leur compagnie, j'ai découvert une autre face d'Odessa. En tout cas pas le
centre et ses commerces, car avec ses 50$ de salaire pour un boulot dans un
cyber-café de la ville Sacha n'avait pas une grande liberté, si ce n'est
d'échanger des composants d'ordi dans les machines qu'il réparait pour les
revendre et payer des amendes à ses profs pour ses absences aux cours. Cela ne
l'a pas empêché d'être sacré champion d'Odessa à Quake III et il s'en portait
au final assez bien.
Durant une bonne semaine, j'ai pu goûter au quotidien de ce couple
d'étudiants, à leurs prises de têtes et aux repas minimaux, aux toilettes au
bord du parc ou à la toilette à l'aide d'un bidon d'eau (une moitié froide,
une moitié bouillante), eau qu'on devait chercher au robinet 100m plus loin.
Au seul chauffage électrique à déplacer d'une pièce à l'autre, au lit
tellement creux que j'ai fini par dormir par terre, aux rallonges douteuses et
aux deux phases flottantes à 110V chacune, au four soviétique demandé par Ina
mais que Sacha ne voulait pas installer parce qu'il était trop dangereux.
Grâce à eux, j'ai aussi découvert
Matrix (provider incroyable où l'on
peut entre autres regarder n'importe quel film en streaming depuis un serveur
FTP), le
Fransouskiy Boulevar et ses pavés de trois siècles, bordé par
un tram qui brillait de mille feux lorsqu'il faisait nuit grâce aux étincelles
entre les rails et les roues, les aiguillages automatiques
que-quand-ils-sont-pas-dans-la-bonne-position-le-chauffeur-sort-avec-une-baramine-pour-y-remédier,
les ascenseurs d'un autre sanatorium voisin et qui menaient à la mer avant
d'être entièrement volés à la chute de l'URSS..
Odessa, ville de gangsters mais où on paie le marshrut en sortant, m'a
assurément apporté son lot de surprises et surtout d'émotions. Là, j'ai
pleinement pris conscience à quel points certains avaient la vie dure, compris
que dans ces conditions tout ce que l'on peut avoir on le prend et que la
seule limite réside dans les convictions de chacun.
Un peu sous-alimenté, fatigué par mes aventures, il me fallait rentrer. La
chance de pouvoir embarquer sur un navire me semblait diminuer et après avoir
étudié toutes les alternatives possibles et imaginables pour retourner en
Suisse (même par Istanbul!) et fait des pieds et des mains pour savoir combien
il m'en coûterait de prendre la moto dans le train (merci encore à Ina pour
son aide inestimable), j'apprenais en effet "que le niveau de sécurité du port
était monté". Il ne me restait plus qu'à retirer de l'argent à Western Union
et charger la moto dans le train.
Alors que la deuxième de ces tâches ne posa pas trop de problèmes, malgré un
demi-réservoir d'essence que j'aurais du vider avant et dont personne ne
voulait, le retrait d'espèces failli tourner au cauchemar. En effet, c'est le
soir de mon départ, juste avant la fermeture de la banque, qu'une employée
zélée me fit remarquer que mon passeport n'était plus valable - et qu'il n'est
pas possible de me donner l'argent. Pas le temps de chercher un autre reçu
Western Union, et le coup de fil à l'ambassade tourna court au bout de vingt
minutes (de toute manière ils me demandaient de me rendre à Kiev, sans un
rond, pour peut-être avoir de l'aide). Finalement, devant mon insistance et le
sous regard inquisiteur du sécu, une des demoiselles finit par me convaincre
d'appeler ma mère pour faire passer le virement à son nom, pour qu'elle puisse
ensuite retirer la somme et me la donner. Notez bien que je ne conseille cette
façon de faire à personne, mais dans mon cas (désespéré certes) tout c'est
bien passé car ce fut fait même un bon quart d'heure après la fermeture de la
banque.
Vite, Ina et Sacha m'attendaient pour un dernier repas, que je fus bien malgré
moi forcé de refuser: du foie. Ils ont compris, et c'est toujours potes qu'on
s'est tous rendus à la gare, après avoir manqué de justesse le tram, attendu
en vain le suivant et bénéficié du taxi citoyen pour arriver juste à l'heure.
Une dernière clope, on s'embrasse et on se fait les derniers adieux à travers
la vitre du wagon-lit qui me semble désormais tout ce qu'il y a de plus
normal.
A la sortie de Kyiv pour aller à Odessa. On s'est arrêtés pour rouler Denis dans un bandage et éviter qu'il se congèle la face. Effrayant mais très efficace puisqu'après il avait même trop chaud.
Alors qu'on cherchait un bureau de change (ceux-ci étant devenus très rares depuis qu'on avait quitté Kyiv) j'ai trouvé cette charette traditionelle, sauf que les occupants de celle-ci étaient confortablement installés sur un canapé..
Le monument aux marins (et non pas soldats pour une fois) anonymes, à Odessa et juste après y être arrivés. Denis est tout au fond à droite, en train de prendre des photos et appeler un de ses potes qui m'aidera à trouver le logement dans le sanatorium.
Une place que je sais plus du tout où elle se trouve.
Une statue fameuse devant le "Muzei" d'Odessa. C'est fou ce que certaines personnes peuvent avoir de la peine pour le cadrage..
Je voulais avoir le bâtiment et la statue en même temps, c'est pas trop réussi je crois..
La gare maritime d'Odessa. J'y ai pas mal traîné pour essayer de trouver un navire ou une solution pour quitter la ville. Sur la place devant le bâtiment, on devrait voir une sphère creuse en train d'éclater, libérant un nouveau-né anabolisé. Etrange. Juste à gauche de la photo, on aperçoit la passerelle qui mène au funiculaire qui descend à la gare. De l'autre côté de la station, un énorme escalier descend vers la mer, chaque touriste (presque) de passage ici aura pris la photo depuis le haut des escaliers..
Dommage pour la tache claire à gauche, car le bâtiment qu'elle cache était vraiment chouette. Cette passerelle m'a mené à un petit "jardin romantique" que vous verrez toute à l'heure
Faux puits et petite passerelle dans un petit jardin romantique trouvé au hasard dans Odessa. Un couple de mariés terminait justement de prendre des photos quand je suis arrivé
Dans le jardin il y a vait aussi une espcère de petite tourelle, depuis laquelle j'ai pu prendre cette photos de trois ponts: devant le pont des amoureux, puis la passerelle piétone, et derrière un pilier de soutien du viaduc à camions qui traverse le port commercial dans toute sa longueur.
Odessa. Une porte de cour "ordinaire"
Dans une rue d'Odessa, peu après avoir eu la chance de voir un camion Eisman, cette antique traction attendait un nouveau propriétaire.
Le port marchand. C'est par là-bas que je chercherai plus tard à embarquer sur un navire, mais ça s'est révélé trop dur et impossible même d'approcher les bateaux.
Là je viens de lâcher Denis à la gare après lui avoir fait un petit dessin et laissé un message dans son carnet de potes et donné mon couteau suisse (qui me manquera bcp par la suite). Il y avait deux lions dans ce parc au milieu du rond-point ; voici donc l'un d'eux.
Monument à Lenin à Odessa, pas loin du Sanatorium où j'ai trouvé une chambre. Quand je serai grand, j'aurai aussi des monuments comme ça!
Une superbe Lada tuning. On remarque les vitres teintées (toutes, même le pare-brise), le spoiler, les bas-de caisse, la peinture custom, les jantes alu et les paupières de phares, les antennes sur le toit, les retroviseurs spéciaux, mais aussi la rouille un peu partout :-)
Nasdorovia, Lenin! J'adore cette photo, et le reflet du flash est juste au bon endroit
Petite sortie avec petit Denis pour s'acheter bières et clopes. On a poussé jusqu'au monument pour la photo et la rigolade
Le marché derrière la gare d'Odessa. Alors que l'autre côté est à l'image des grandes villes comme Kyiv "en façade" (grands bâtiments majestueux, rues larges) ici c'est rues défoncées et petites échoppes les unes à côté des autres, et ce n'est qu'en s'attardant par là qu'on peut espérer comprendre le quotidien des gens.
odessa_pictures
Odessa, les photos de Sacha